Pendant ces quatre années de cursus doctoral, j’ai financé mes recherches en travaillant comme saisonnier en cuisine. Cela m’occupait quatre à six mois par ans, disons d’Avril à Octobre.
Je faisais cela chez des amis de longue date qui avaient acheté une station de location de canoë-kayak, il y a de cela une quinzaine d’années. Je précise cela pour que vous compreniez quel était mon cadre de travail. C’était plutôt… agréable, disons qu’en comparaison de mon brancardage estival de 2003, lors de la canicule, je voyais cela comme des vacances. J’avais tord. Encore une fois.
Après quelques jours de service, je fis mon premier cauchemar culinaire. Pour que vous vous fassiez une idée claire, car je pars du principe que vous n’avez jamais mis les pieds dans une cuisine, il faut vous figurez les choses ainsi :
Poussez la porte battante blanche pleine de trace de doigt, petit couinement, suivi d’une vague de chaleur qui vous saisit, vous découvrez une pièce de 3.5m de large par 5m de long dans laquelle se trouve immédiatement sur votre gauche une énorme poubelle, suivie d’un évier double bac allu, suivi d’une machine à laver encastrée; tournez la tête de 45 degrés sur la droite vous pouvez admirer le compartiment saladette, celui qui permet à tout bon pizzaiolo de se saisir de tous les ingrédients une fois qu’iol se souvient de l’endroit où ils sont rangés ( pâtes, sauces, épices, herbes, condiments, fromage…) sous laquelle se trouve un marbre sous lequel se trouve quatre frigos; vous faite demi- tour, attention ne vous brûlez pas, c’est le piano, non pas celui qui fait de la musique mais celui qui est doté de quatre feux disposés par deux autour d’une plaque en fonte qui monte à 250 degrés; pivotez la tête sur la gauche, ce truc en allu double bac avec des paniers, c’est la friteuse, deux fois dix litres, cent quatre vingt degrés celsius; tournez un peu plus encore à gaucheet alors là attention les yeux :
C’est moi ! Oui moi, le commis, devant le double four juste à côtés des friteuses, avec une pelle à pizza entre les mains, de la sueur qui coule de mon front et me picote les yeux. Allez démonstration ! j’ouvre le four du haut, 350 degrés. Vous sentez ? C’est chaud hein ? ça vous plaît ça ! Poussez-vous, s’il vous plaît. Je dégaine. La pelle vient vite sous la première « pidz« , je recule d’un pas, le manche de la pelle aussi. Si vous trainez derrière, vous le prenez droit dans la gueule. Je penche la pelle d’un geste rapide et précis sur l’assiette sans bord. Voilà comme ça. Pas trop vite sans quoi elle finit par terre. Ça arrive, ça arrive, oh pas à moi bien sûr. Deuxième pidz, ah oui j’ai oublié il y en quatre par four, la deuxième est une campagnarde, voyez comme elle dégueule de fromage. Rappel : nous sommes en Auvergne. L’auvergnat aime le saint-Nectaire et… les patates. La campagnarde en plus d’être la pidz la plus indigeste qui existe, est la plus fourbe, car trop garnie en fromage. Or, quand du fromage dégueule d’une pidz sur une pierre de cuisson chauffée à 350-400 degrés, que-se passe-t-il ?
Il fond, et brûle quasi instantanément. Votre pidz se colle sournoisement, en effet le fromage fondue attache à la pierre tandis que votre pelle se glisse d’un geste infiniment rapide précis et concis comme une maxime de Larochefoucaut que vous récitez en verlan, vient d’un coup buter et littéralement scalpée votre « campe » (le petit nom de la campagnarde). Le fromage fondue qui tombe sur la pierre a un autre avantage, si j’ose dire, avant de s’enflammer, il dégage de la fumée. La sueur vous piquait les yeux, les émanations de fromage brûlé, vous prive de la vue. C’est parti pour une fournée en aveugle !
Il reste encore deux pizzas au fond, la première refroidie, la deuxième est à moitié détachée, à moitié en train de crâmer, les deux du fond prennent une méchante couleur marron foncé. Il vous faut vite trouver une solution, mais calmement. Vous inspirez un bon coup, sans penser à la chaleur du four qui est en train de foutre le camps, un petit coup à gauche, un petit coup à droite. C’est bon ! Fiouououo, c’était moins une ! Bon, une pidz à refaire, c’est pas grave allez !
Vous vous y jetez, en espérant que votre maladresse sera bien prise par vos camarades, dont le chef, qui lui est devant le piano, en train de serrer les dents et de se demander ce qu’il fout avec des étudiants en philo dans une cuisine. En une minute c’est bon, l’erreur est réparée. La tension redescend gentiment…
Vous pouvez être fier de vous ! Vous avez réglez le problème, alors secrètement vous vous congratulez intérieurement, vous êtes à deux doigts d’une érection, et tandis que vous regardez sur le marbre, celui qui est sous le four, vous réalisez qu’il y a quatre autres assiettes. Vides…
Les tartines…