Ch.I L’abandon
Pas facile de quitter une aventure. Encore moins quand il s’agit de l’aventure de votre vie. Peu de choses donnent sens à mon existence. Mes recherches m’offraient le privilège de me sentir plus prés des dieux, plus proche d’un sens, d’une destination.
Finalement, en abandonnant mes recherches, je me suis retrouvé. Curieux non ?
Mais de quoi parle-t-il bordel ? dites vous… Eh bien, à la suite de mes études en philosophie à l’université de Clermont-Ferrand, j’ai entrepris des recherches visant à approfondir un thème que je n’avais fait qu’effleurer durant mon Master.
Tandis que j’étudiais la philo (2002-2008), je cherchais à rendre compte de la place accordé aux états modifiés de consciences, et aux drogues, dans l’élaboration du discours philosophique dans ses premières formes. J’ai donc suivi la piste des chamanes grecs.
Faut-il parler de chamane pour désigner un sage de l’antiquité ? Non. Question suivante j’ai envie de dire. Je suis direct parce que je me suis pris la tête pendant des années avec ce genre de questions débiles qui au fond ne font avancer en rien notre compréhension du chamanisme. Et aussi, j’en ai ma claque des formes et pitites pincettes à prendre pour montrer qu’on est un chercheur sérieux, respectable. Tout cela n’est que pure foutaise, une mise en scène hypocrite pour sauver les apparences d’un monde universitaire bien délabré.
Évidemment, il y a un lien entre chamanisme et philosophie, et pas seulement dans les origines du discours. En poussant dans ces directions, on ne fait qu’effleurer le gros du dossier. On se donne l’illusion d’étudier un truc passionnant, et surtout on donne aux autres l’illusion qu’on est un génie, quelqu’un d’animé par la volonté secrète de percer le grand mystère.Wahouh, ça jette ce que tu fais mec ! Mais en réalité, je n’illusionnais que ma propre personne. Mes parents étaient mort d’inquiétude, je me faisais jeter par mes copines les unes après les autres. Restait un clown triste, perdu dans son trou à la campagne.
Après avoir passé deux ans à essayer de convaincre un putain de directeur de thèse de m’accompagner dans ces recherches, après avoir avoué à la femme d’un ami que je l’aimais secrètement depuis des années, et perdu une bonne partie de mes « amis », j’ai changé d’optique.
Ch.II La rencontre
Comme dirait Céline, le grand bal peut commencer.
Nous sommes en 2009 un an après ma très haute et très vilaine trahison, au cinéma de quartier du village de Bretenoux, dans le Lot et je suis sur le point de faire une rencontre décisive.
Ma compagne (d’alors), docteure en anthropo, est invitée à un festival du documentaire sur le chamanisme. Je la suis, et là je tombe sur un mec en pull orange fluo, au pantalon bariolé, la barbe fleurie, le verbe haut, le sourire plein de courant d’air… Aucun doute, un anthropologue de terrain. Chose curieuse, ce visage me dit quelque chose.
J’y suis ! C’est le mec du documentaire de Yan Kounen « D’autres mondes ». Merde alors…Michel Boccara. Je lui explique mon cas autour d’un verre de pinard.
« Si tu cherches toujours un directeur, moi je peux la diriger ta thèse, je suis habilité. »
Ch. III Et alors là …
Ah oui alors là, c’est ici que tout commence. Bien sûr il y aurait bien encore quelques petites choses à expliquer, comme comment j’ai rencontré ma compagne. Mais c’est bien un peu de mystère, et puis au pire je vous en parlerais plus tard.
Octobre 2009, c’est littéralement, le début des emmerdes. Universitaires j’entends. C’est quelque chose quand même, je crois que peu de personnes sont pleinement conscientes de ce foutoir qu’est devenu la recherche doctorale. Inutile de se voiler la face.
On nous prend vraiment pour des trous de cul. Quand je dis « nous », je parle des misérables naïfs qui font des études parce qu’ils ont pris en passion la recherche de la vérité.
Premièrement comme tout bon petit soldat, il a fallu que je trouve un directeur qui accepte de diriger mes recherches. Ce fût un véritable calvaire là aussi il y aurait des choses à raconter, mais bon j’ai choisi un autre début… une fois l’homme trouvé, et alors que je pensais être enfin sorti de ce bourbier, ce fût… comment dire… il n’y a pas de mots pour décrire ce que je ressens. Il faut expliquer.
Je ne suis pas un sur-homme moi. C’est bien pour cela que je viens de taguer mon blog « plus grand chercheur de l’humanité », en toute modestie, je cherche à comprendre comment nous en sommes arrivés là. « Nous » les naïfs…
Pourquoi personne ne dit RIEN ? Parce que quand même, il faut le trouver aujourd’hui le gogo qui sans broncher va payer la blinde de frais universitaires pour pouvoir faire des recherches. Juste des putains de recherches. J’arrête sinon je vais vous perdre.
Les problèmes commencent très rapidement. Suis-je doué pour les attirer ? Ai-je un don particulier pour me retrouver dans des situations kafkaïennes ? Ou est-ce monde qui est complètement fou ?
Pfft. Peu importe… J’ai donc entrepris les démarches pour m’inscrire à l’université d’Amiens, (à quelques 800 bornes de chez moi) mais ô funeste destinée. Tandis que j’attendais la validation de mon dossier, la faculté d’Amiens, faute de budget j’imagine, avait décidée de supprimer le laboratoire auquel était affilié M.B.
C’est pas de chance ça ! Bien, qu’à cela ne tienne ! L’université de Toulouse était sur le point d’intégrer M.B. à son labo. L’opportunité rêvée pour moi. Forcing à grand coup de lettre de soutien de candidature, de lettre de motivation… Mon dossier est examiné mais.. on me demande si j’ai eu une mention bien à l’obtention de mon Master2.
C’est con ça… vraiment très con parce que voyez-vous, je me suis payé la fameuse réforme LMD en plein dans la tronche. Ce qui fait que là où j’aurais du avoir une mention très bien, je n’ai pas eu de mention du tout. Pourquoi ? Parce que là où avant on pouvait se consacrer à ses recherches, il a fallu que je valide des Unité d’Enseignements, que ces UE étaient dispensés par des professeurs émèrites totalement nuls, et que je ne foutais pas un pied dans leurs cours.
Alors, il m’ a fallut expliquer ma bonne volonté, me justifier, expliquer l’importance de mon projet pour qu’on daigne bien accepter le gueux que je suis dans ce grand laboratoire. Finalement, mon dossier fût validé. Mais là encore…
Ch IV. Ce n’était qu’un début
Eh oui mon pauvre ami, il faut bien le reconnaître mon brave, j’ai manqué de perspicacité.Sévèrement. Et là, je voudrais que tout jeune chercheur en sciences inhumaines, lise ce qui va suivre. Je n’ai rien à vendre qu’il se rassure. Ma leçon est à un drachme comme disait l’autre.
Aussi l’expérience est semblable à la lanterne, elle n’éclaire les pas que de celui qui la porte… n’est-ce pas ? Et bien que les choses soient claires. Au moment où j’ai entrepris cette thèse, je pensais pouvoir poursuivre mes recherches sur une durée indéterminée.
Pourquoi vous demanderez-vous ? Eh bien tout simplement parce qu’avant la dite réforme (LMD et non LSD; j’aurais préféré la seconde option, soit dit en passant) c’était l’usage tout simplement. Il faut du temps pour laisser la pensée se déployer. Il faut du temps pour faire de l’anthropologie. Il faut des fonds aussi, et quand on n’est pas boursier, qu’on intègre un laboratoire par défaut, qu’on est dirigé par une personne qui évite comme le diable l’institution, l’intelligentsia et tutti quanti, on est dans la m… disons que c’est très difficile.
Évidemment, on m’avait prévenu que je disposerais d’une durée de trois ans pour effectuer ces recherches. C’était totalement insuffisant. Je devais apprendre le grec ancien, le maya, réaliser une étude de terrain d’au moins un an, et trouver les fonds pour vivre, car un penseur mange quand il en a le temps et les moyens, en seulement trois ans. J’avais pleinement conscience des difficultés qui m’attendaient, mais je me disais alors que je trouverais bien le moyen de déroger à la règle, et de jouer les prolongations comme il était coutume de le faire avant la dite réforme.
Las, las, las…
Ch.V …ce n’était pas tout !
Eh non, apprendre le grec ancien, le maya, aller sur le terrain, trouver une source de revenus, ce n’était pas suffisant.
Il fallait un peu de sel pour rendre la chose tout à fait indigeste. Je dois reconnaître que l’enseignement supérieur français excelle dans ce domaine. Car c’est bien au nom de l’excellence, de la qualité de la formation de l’enseignant chercheur que celui-ci se voit imposer la validation de quelques 300 heures d’UE.
Alors là… avec ma volonté inébranlable, je me suis dit. Aucun problème. Je n’imaginais pas qu’il n’y aurait pas d’équivalence possible avec les enseignements délivrés à la faculté de Clermont-Ferrand. Les déplacements auraient flingués mon budget. J’ai donc remis à plus tard, année après année, ces fameuses UE.
Inutile de préciser que ces enseignements ne m’étaient d’aucune utilité, que je n’avais pas l’argent et encore moins la volonté de me rendre à Toulouse, faire semblant d’écouter un pingouin ou une pingouine me délivrer les clefs du monde de la recherche, l’apprentissage de l’anglais, toutes ces fariboles qui ne servent qu’à justifier la paye d’enseignants chercheurs, qui passent leur temps à se cailler dans les salles d’une maison de la recherche qui n’est plus chauffée à partir du mois de janvier pour des raisons économiques.
Bref, tout était en place pour me dégoûter, me donner la nausée, me rendre abominable ce qui donnait un sens à mon existence. Ma raison d’être devenait un fardeau, une triste blague. Je me demande bien qui peut honnêtement prétendre à chercher quoi que ce soit dans de telles conditions. Votre présence à tous types de séminaires, colloques, journées d’études… doit faire l’objet d’un émargement et d’une attestation. Il vous faut non seulement vous rendre de force à des formations qui ne vous apportent rien, mais également ramper comme un cloporte devant l’auguste « formateur », intervenant de tout type et lui tendre le sacro saint papier qui atteste que vous avez bien daigner vous abaisser jusqu’à ses pieds.
Je dois avoir un égo sur-dimensionné. Je ne peux pas pifrer ce cinéma, lorsque je me rends à un colloque, je n’ai de compte à rendre à personne. Si je suis parvenu à obtenir un Master, ce n’est pas pour m’entendre dire qu’il faut recommencer une fois arrivé au doctorat. Malheureusement, si.
J’ai tout de même eu de la chance car j’ai réussi à obtenir des équivalences, à faire valider mon terrain, des séminaires délivrés par mon directeur dans son appartement à Paris, et même des journées d’études organisées par mes soins avec la collaboration du réseau sortir du nucléaire ( ce qui a donné la naissance d’une pièce de théâtre par la compagnie Brut de Béton, « l’impossible procés »). Le directeur de l’école doctorale était un homme bon. Quoiqu’il en soit, ce simulacre de validation n’était qu’un pis aller, un passeport provisoire, que dis-je une autorisation de séjour pour une année de plus. Après quatre années, j’ai finalement abandonné.
Car à tout ce travail personnel qui m’engageait dans les voies de la pensée, il y avait un autre impératif, gagner sa vie…
CH. VI Bienvenue en Cuisine !
Ah les cuisines ! Les petits plats, les pizzas, les tartines, les steacks, les rumsteacks, les entrecôtes, les filets, les magrets, les cuisses de grenouilles, les frites.
Ah les frites… Hummmmm, la bonne vieille frite et son délicieux parfum de… frite. Quand vous bossez en cuisine, vous n’avez pas besoin de le dire aux autres. Il y a un truc qui se dégage de vous. Votre odeur.
J’ai appris plein de trucs en cuisine. Travailler vite, toujours plus vite. Faire quinze trucs en même temps. Prendre le temps de renifler. Parce que pour faire quinze trucs en même temps sans ne rien faire cramer, croyez moi, faut avoir du nez.
Au tout départ, vous n’êtes rien. Enfin presque… vous êtes PLONGEUR. Superbe pour quelqu’un qui aime se mettre dans le bain, et qui n’hésite pas à se jeter à l’eau. Faut dire que je ne suis pas parti de rien. Oui messieurs dames ! Avant de bosser dans un restau, j’ai fais mes armes en tant que stagiaire vacances dans un hôpital, où je bossais l’été, comme sous fifre plongeur.
Ça vous remet les idées en place ce genre de boulot. On devient beaucoup plus humble devant une pile de quatre cent couverts. Il paraît que c’est le premier et le dernier stade de l’initiation dans les temples bouddhistes. J’ai tout de suite compris pourquoi.
Répéter les mêmes geste une infinité de fois vous rend libre. Votre esprit est ailleurs. C’est bien normal puisque vous, dans votre minable corps physique, êtes en train de récurer des gamelles, des assiettes, des casseroles, des charlottes de pâtissiers, des couteaux aiguisés comme des lames de rasoirs, des friteuses, des plateaux, des couverts… Tout ce qui se salie et qui se lave, vous le lavez. Le reste, c’est à dire vous, s’imprègne du gras.
Et le soir quand vous rentrez chez vous, enfin ça, c’est quand vous êtes fonctionnaire dans un hosto, le soir quand regagnez vos pénates dis-je, vous vous transformez en… devinez quoi… Oui ! En gamelle et là, vous vous laissez tremper dans l’eau bouillante. Enfin ça, c’est quand vous avez une baignoire.
Quand vous n’êtes pas fonctionnaire… le soir, il est déjà demain. Et quand vous rentrez chez vous, bien imprégné de délicats parfums de frites, de pizzas brûlées, d’éclats de beurre, de brises d’oignons, et inévitablement de houblon, vous êtes lessivé, il n’est donc pas utile de vous laver.
Aaaaah les cuisines…
Ch. VII Le four du haut
Pendant ces quatre années de cursus doctoral, j’ai financé mes recherches en travaillant comme saisonnier en cuisine. Cela m’occupait quatre à six mois par ans, disons d’Avril à Octobre.
Je faisais cela chez des amis de longue date qui avaient acheté une station de location de canoë-kayak, il y a de cela une quinzaine d’années. Je précise cela pour que vous compreniez quel était mon cadre de travail. C’était plutôt… agréable, disons qu’en comparaison de mon brancardage estival de 2003, lors de la canicule, je voyais cela comme des vacances. J’avais tord. Encore une fois.
Après quelques jours de service, je fis mon premier cauchemar culinaire. Pour que vous vous fassiez une idée claire, car je pars du principe que vous n’avez jamais mis les pieds dans une cuisine, il faut vous figurez les choses ainsi :
Poussez la porte battante blanche pleine de trace de doigt, petit couinement, suivi d’une vague de chaleur qui vous saisit, vous découvrez une pièce de 3.5m de large par 5m de long dans laquelle se trouve immédiatement sur votre gauche une énorme poubelle, suivie d’un évier double bac allu, suivi d’une machine à laver encastrée; tournez la tête de 45 degrés sur la droite vous pouvez admirer le compartiment saladette, celui qui permet à tout bon pizzaiolo de se saisir de tous les ingrédients une fois qu’iol se souvient de l’endroit où ils sont rangés ( pâtes, sauces, épices, herbes, condiments, fromage…) sous laquelle se trouve un marbre sous lequel se trouve quatre frigos; vous faite demi- tour, attention ne vous brûlez pas, c’est le piano, non pas celui qui fait de la musique mais celui qui est doté de quatre feux disposés par deux autour d’une plaque en fonte qui monte à 250 degrés; pivotez la tête sur la gauche, ce truc en allu double bac avec des paniers, c’est la friteuse, deux fois dix litres, cent quatre vingt degrés celsius; tournez un peu plus encore à gauche et alors là attention les yeux :
C’est moi ! Oui moi, le commis, devant le double four, juste à côtés des friteuses, avec une pelle à pizza entre les mains, de la sueur qui coule de mon front et me picote les yeux. Allez démonstration ! j’ouvre le four du haut, 350 degrés. Vous sentez ? C’est chaud hein ? ça vous plaît ça ! Poussez-vous, s’il vous plaît. Je dégaine. La pelle vient vite sous la première « pidz« , je recule d’un pas, le manche de la pelle aussi. Si vous trainez derrière, vous le prenez droit dans la gueule. Je penche la pelle d’un geste rapide et précis sur l’assiette sans bord. Voilà comme ça. Pas trop vite sans quoi elle finit par terre. Ça arrive, ça arrive, oh pas à moi bien sûr. Deuxième pidz, ah oui j’ai oublié il y en quatre par four, la deuxième est une campagnarde, voyez comme elle dégueule de fromage. Rappel : nous sommes en Auvergne. L’auvergnat aime le saint-Nectaire et… les patates. La campagnarde en plus d’être la pidz la plus indigeste qui existe, est la plus fourbe, car trop garnie en fromage. Or, quand du fromage dégueule d’une pidz sur une pierre de cuisson chauffée à 350-400 degrés, que-se passe-t-il ?
Il fond, et brûle quasi instantanément. Votre pidz se colle sournoisement, en effet le fromage fondue attache à la pierre tandis que votre pelle se glisse d’un geste infiniment rapide précis et concis comme une maxime de Larochefoucaut que vous récitez en verlan, vient d’un coup buter et littéralement scalpée votre « campe » (le petit nom de la campagnarde). Le fromage fondue qui tombe sur la pierre a un autre avantage, si j’ose dire, avant de s’enflammer, il dégage de la fumée. La sueur vous piquait les yeux, les émanations de fromage brûlé, vous prive de la vue. C’est parti pour une fournée en aveugle !
Il reste encore deux pizzas au fond, la première refroidie, la deuxième est à moitié détachée, à moitié en train de crâmer, les deux du fond prennent une méchante couleur marron foncé. Il vous faut vite trouver une solution, mais calmement. Vous inspirez un bon coup, sans penser à la chaleur du four qui est en train de foutre le camps, un petit coup à gauche, un petit coup à droite. C’est bon ! Fiouououo, c’était moins une ! Bon, une pidz à refaire, c’est pas grave allez !
Vous vous y jetez, en espérant que votre maladresse sera bien prise par vos camarades, dont le chef, qui lui est devant le piano, en train de serrer les dents et de se demander ce qu’il fout avec des étudiants en philo dans une cuisine. En une minute c’est bon, l’erreur est réparée. La tension redescend gentiment…
Vous pouvez être fier de vous ! Vous avez réglez le problème, alors secrètement vous vous congratulez intérieurement, vous êtes à deux doigts d’une érection, et tandis que vous regardez sur le marbre, celui qui est sous le four, vous réalisez qu’il y a quatre autres assiettes. Vides…
Les tartines…
Ch.VIII Le four du bas
Ne jamais oublier le four du bas. Celui où on colle les tartines sur des plaques de cuisson en acier, par quatre, ce qui nous fait entre 12 et 16 tartines. Quand on ouvre ce four aprés l’avoir oublié pendant disons 5 minutes. On obtient du charbon, fumant, pas franchement présentable. Un « Putain tu fais chier Binouze! » (c’est mon surnom). La pression remonte d’une coup, tout est à refaire. Vous regardez sur le frigo des saladettes, les bons de commandes qui s’ajoutent inexorablement. La serveuse vous jette un sourire en coin, l’air de dire, bien fait pour ta gueule, connard. T’avais qu’à me causer correctement.
La première année, quand je dormais après le boulot. Je rêvais que j’étais devant le four, et que quand je l’ouvrais, les plats me sautaient au visage, j’étais assailli, débordé, agressé. C’était le début. J’étais un commis. On était trois dans dix mètres carrés. La tension pouvait monter en un quart de four, pour un oui, pour un non, pour un « ta gueule connard ». Les casseroles, les poèles, les pidzs parfois volaient. Et s’écrasaient au dessus de mon épaule, pour retomber dans l’évier. Tandis que je récurais les gamelles, ou ma pelle à pidz couverte de fromage fondu.
Au bout de quelques années, on décida de créer un truc qui allait complètement révolutionner notre travail, notre cuisine fût équipée de l’ élément le plus emblématique de toute bonne cuisine qui se respecte…
Ch. IX Le passe plat
Passer plus de dix heures par jour dans un espace réduit à une dizaine de mètre carrés, équipé de machines faisant monter la température ambiante de 15 degrés Celsius, avec un, deux, voire trois hommes complètement surchauffés, est un exercice, vous vous en doutez bien, agréable et qui inévitablement développera votre sens du Zen.
Eh bien, imaginez maintenant que je sois le génie des cuisines, et que je vous donne la possibilité de faire un vœu ! Un seul vœu. Votre réponse sera, non pas de transformer les cuisiniers en gentilles cuisinières car de toute façon elles deviendraient hystériques au bout de 15 minutes, ni même d’obtenir une chambre froide ou des frigos qui refroidissent, vraiment je veux dire, votre vœu le plus cher ce sera : un passe plat !
Pour milles raisons. La première : les allées venues des serveuses seront désormais limités aux seuls bons de commandes (les fameux bons). Quand vous êtes trois dans dix mètres carrés, c’est appréciable. La seconde, last but not least : c’est tout votre univers qui respire, vous avez désormais une fenêtre sur le moooonde, petite certes, mais c’est une ouverture sur l’ extérieur. Car oui ! en dehors de votre trou à rat, il y a des gens qui vivent et devinez quoi! Oui, ce sont eux qui viennent pour manger ce que vous préparez. Oui ! Vous allez enfin pouvoir les apercevoir, les épier, surveiller leurs réactions du coin de l’œil. Quoi ? ça vous mets la pression, vous vous sentez surveillé, mais nooon, vous n’avez pas compris ? Ils viennent pour MANGER; ils n’en ont rien à carrer de vos tronches de malfrats malodorants; ce qui compte pour eux, c’est ce qu’ils ont dans leur assiette et le temps que cela va prendre entre le moment où ils auront commandé et le moment où la gentille serveuse leur amènera le tout sur un plateau.
Vous êtes libre bon dieu ! Enfin non… vous êtes… un peu comme dieu en fait, vous regardez les gens sans qu’ils vous voient. Vous avez tous les pouvoirs sur eux…enfin surtout celui de recommencer et de fermer votre gueule quand ils ne sont pas satisfaits de votre œuvre. Ce qui par rapport à Dieu est un inconvénient je vous l’accorde mais ne me faites pas dévier…
Le passe-plat est votre trou noir de l’espace. Il a le pouvoir d’arrêter le temps. Il englouti vos créations les unes après les autres, comme un gros glouton. Bien sûr je vous vois venir, eh oui puisque je suis derrière le passe plat, vous vous dites que le passe plat ne fonctionne bien que si les serveuses font correctement leur job. Et… vous n’avez pas tord !
C’est vrai, les serveuses sont les archanges des cuisines. Ceux sont elles qui relient le commun des mortels aux dieux que vous êtes. Ceux sont elles qui vous délivrent les messages, dits « bons ». Ceux sont elles qui portent, bras tendus vers les cieux, vos œuvres, que dis-je, vos hors d’œuvres. Ceux sont elles qui tel l’archange Lucifer, le porteur de lumière… vous trahissent et vous pourrissent le service en un claquement de porte battante, en un « bon » incompréhensible et/ou illisible, additionné d’un « ta gueule connard ». C’est pourquoi il faut les chérir, et ne pas trop les insulter à travers le passe plat.
Car oui, si le passe plat est une échauguette par laquelle vous pouvez lancer vos flèches sans jamais être touché, c’est aussi une terrible béance dans laquelle vos propos, pas toujours aimables, trouvent un chemin pour le monde extérieur. Ils pourraient vous nuire car il faut bien reconnaître que le client n’est pas toujours ravi, lorsque seul dans le restau, il vient à discerner un vague « Y NOUS FAIT CHIER CE CON » suivi d’un « JE VAIS TOUT LUI METTRE DANS LA GUEULE A CETTE … ».
Le cuisinier que j’étais, avait un don pour la formule. Un héritage de mon court séjour en management sans doute. Je voudrais conclure l’épisode passe-plat par un proverbe de celui qui, n’ayons pas peur des mots, était mon guide non spirituel dans cet univers de brute :
Ch. XI « ON N’EST PAS LA POUR TRILLER LES LENTILLES ! »
Ah ça non mon couillon. Dans ce boulot, il faut savoir faire plusieurs choses en même temps sans se jeter partout. Économiser son énergie devient vital après quelques heures de services. Comme on est toujours debout à piétiner, il faut trouver les bons gestes, pour ne par crever l’œil au voisin, pour ne pas se brûler, se couper, s’ébouillanter. C’est un des plus hostiles univers qui soit. Une vraie jungle, où la pâte à pidz devient un black mamba, l’huile des frites, une pluie acide et les serveuses des amazones sans merci.
Évidemment dans ces conditions, peu de personnes sont aptes, et parmi celles qui le sont, encore plus rares sont celles qui tiennent le coup. En cet endroit, il me faut dire un mot du personnel. Sans balancer, je voudrais exprimer mon sentiment vis à vis des rapports que j’ai pu tisser dans ce cadre là.
Comment dire…dans ce genre de travail extrême, on parvient très vite à des états limites. Toutes les conditions sont réunies pour vous rendre agressif, hyper tendu… Le point de rupture devient de plus en plus proche avec le temps. C’est un travail qui use les nerfs sur le long terme. Je suis parti avant de commettre l’irréparable, en honorant mon contrat, ce qui n’ a pas toujours été le cas de mes collègues.
J’ai vu des mecs qui étaient de la partie se comporter comme des lâches, des couards, des faux-culs. J’ai vu des mecs qui n’étaient pas de la partie se comporter de manière beaucoup plus humbles. Le caractère, à la base joue un rôle important, mais l’usure aussi. Certaines personnes sont rincées et ça ne se voit pas toujours, quoique je ne me sois jamais trompé dans mes premiers jugements. C’est juste navrant de faire confiance en une personne et de se faire lâcher au beau milieu d’une saison. Quand on est trois, on est trois, il n’y a pas de remplaçant. Et pourtant, il a fallu en trouver des remplaçants. Les conducteurs qui conduisaient les touristes et les canoës nous ont parfois sorti de la mouise. Vous auriez du voir ça, un colosse d’un mètre 90 pour cent dix kilos, perdu entre deux gueulards capable d’envoyer cent cinquante couvert en un coup de feu. J’ai jamais rien vécu d’aussi éprouvant.
C’est très important pour moi de témoigner de cet univers car je trouve qu’aujourd’hui, les gens n’ont quasiment aucun respect pour ces travailleurs qui sacrifient tout pour quelques dollars. Six jours sur sept, souvent plus de dix heures par jour, parfois entrecoupé par une pause durant laquelle on est juste bon à dormir, et durant laquelle on rêve qu’on fait des tartines… Les mots, les attentions envers les cuisiniers sont très rares, trop rares.
Je travaillais dans de bonnes conditions, dures mais supportables. Vous seriez d’ailleurs très surpris de voir à quel point le corps humain est résistant. Nos facultés d’apprentissage sont également impressionnantes : mémoire, organisation, dextérité. C’est une excellente « école », elle m’a beaucoup apportée.
Le plus éprouvant pour moi furent les relations humaines. Depuis mon enfance, j’ai pris l’habitude de désamorcer par le rire les situations de conflits. Je pensais pouvoir tout endurer mais un jour j’ai compris que j’avançais vers un point que j’étais sur le point de franchir. A la fin, je rêvais la nuit que je jetais les plats au travers du passe plat. La situation s’était renversée, je n’en tirais plus rien. J’ai donc renoncé à travailler plus longtemps dans ce monde là.
Qui plus est, il y avait la thèse, et à ce rythme là, il m’aurait fallu quinze ans pour la réaliser. Aujourd’hui, vu que j’ai tout lâché, il me faut comprendre et revenir sur mes pas. L’abandon des cuisines, au-delà du rythme de travail, fut également motivé par les relations avec les collègues.
Ch XII Au bout du rouleau
J’ai terminé ma dernière saison (2014) au bout du rouleau, seulement je le tenais encore ce rouleau, et j’ai senti que j’étais à deux doigts de le coller sur la tronche de mes partenaires.
Décidément j’aurais tout vu : Le faux-calme, le vrai énervé, le oui-oui, le balourd, et le pire de tous, le fourbe, celui qui collectionne tous les défauts : polytoxicomane, érotomane, menteur, lunatique, tricheur, mauvaise foi, pinailleur, glandeur. LE Béber !
Le oui-oui est facile à décrire, il dit oui à tout mais ne comprend que le quart de ce que vous dites. Ce qui donne lieu à des surprises, mais pas longtemps. A la fin, on anticipe en ne lui faisant plus aucune confiance.
Le faux-calme (moi) fait le zouave pour déconner, il a toujours un petit mot pour détendre l’atmosphère, jusqu’au moment où il ne l’a plus. Celui-là est potentiellement très dangereux.
Le vrai énervé, pas de problème, vous savez qu’il va péter un plomb, et ce à chaque service. Il va taper, gueuler, jeter des ustensiles et faire la tronche puis se taire. Ce silence ne va pas sans poser quelques problèmes.
Le balourd n’est pas cuistot de formation. C’est un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il ne sait pas où sont rangés les ustensiles et se voit donc répondre des « dans ton cul » en permanence. Il ne sait pas où se mettre, ce qui lui vaut des « bouge ton cul » perpétuels. Et il est maladroit, ce qui se traduit par « ce sera retenu sur ton salaire. »
Quant au Béber ! C’ est un concentré de connerie à l’état brute, une sorte de mélange indigeste de sauce tomate, de base blanche et de sauce au bleu. Il peut plomber un restau à lui tout seul. Bien souvent, le Béber est de la partie: il a tout vu, tout fait, on ne le la lui raconte pas !
D’entrée, il se présente comme l’homme de la situation, ecce homo ! … pour peu à peu se révéler comme l’entrave absolue : celui qui impose un contrôle permanent en détruisant la confiance qu’un patron peut placer en ses employés, le boulet. Il vient avant tous les autres employés pour mieux tricher sur les heures ; il repart avant tout le monde; il choisit ce qu’il sait faire et ne sait pas faire, refusant les taches ingrates comme sortir les poubelles. Il écrase sans pitié tout ceux qu’il estime être inférieur à lui (selon une échelle qui le prend pour mètre étalon) alors que lui-même est une sous merde. Il passe son temps au téléphone. Il la joue grand prince avec les clients « Salut tu vas bien? hahaha hohoho ». Ça le met en totale confiance, et du coup il n’hésite pas à sortir pendant le service en tenu de combat pour se mettre à l’entrée et reluquer les clients de la tête au pied, tout en reniflant d’une narine (héritage de son passé de cocaïnomane).
Celui là peut vous planter en plein de milieu de la saison, comme l’énervé, mais il est sadique, il prendra le temps de vous faire flipper : Viendra… viendra pas. Chaque jour est un pari pour demain. J’adore travailler avec des gars comme ça.
Quand j’ai su que je ne trouverai pas d’autres boulot que les cuisines en 2014, j’ai compris que mon cursus doctoral était fini. C’était trop. En octobre de la même année, après avoir découvert le métier de cueilleur et d’herboriculteur (en travaillant dans une ferme chez des voisins), je me suis levé un beau matin d’automne, j’ai regardé l’horizon et me suis dit que ma voie était ici, là, maintenant.
Ici sont mes racines, et je veux les cultiver. Rien d’autre.
Mais finalement, cette voie, ne l’avais-je pas découverte sans m’en rendre compte quelques mois auparavant ?