Ah ça non mon couillon. Dans ce boulot, il faut savoir faire plusieurs choses en même temps sans se jeter partout. Économiser son énergie devient vital après quelques heures de services. Comme on est toujours debout à piétiner, il faut trouver les bons gestes, pour ne par crever l’œil au voisin, pour ne pas se brûler, se couper, s’ébouillanter. C’est un des plus hostiles univers qui soit. Une vraie jungle, où la pâte à pidz devient un black mamba, l’huile des frites, une pluie acide et les serveuses des amazones sans merci.
Évidemment dans ces conditions, peu de personnes sont aptes, et parmi celles qui le sont, encore plus rares sont celles qui tiennent le coup. En cet endroit, il me faut dire un mot du personnel. Sans balancer, je voudrais exprimer mon sentiment vis à vis des rapports que j’ai pu tisser dans ce cadre là.
Comment dire…dans ce genre de travail extrême, on parvient très vite à des états limites. Toutes les conditions sont réunies pour vous rendre agressif, hyper tendu… Le point de rupture devient de plus en plus proche avec le temps. C’est un travail qui use les nerfs sur le long terme. Je suis parti avant de commettre l’irréparable, en honorant mon contrat, ce qui n’ a pas toujours été le cas de mes collègues.
J’ai vu des mecs qui étaient de la partie se comporter comme des lâches, des couards, des faux-culs. J’ai vu des mecs qui n’étaient pas de la partie se comporter de manière beaucoup plus humbles. Le caractère, à la base joue un rôle important, mais l’usure aussi. Certaines personnes sont rincées et ça ne se voit pas toujours, quoique je ne me sois jamais trompé dans mes premiers jugements. C’est juste navrant de faire confiance en une personne et de se faire lâcher au beau milieu d’une saison. Quand on est trois, on est trois, il n’y a pas de remplaçant. Et pourtant, il a fallu en trouver des remplaçants. Les conducteurs qui conduisaient les touristes et les canoës nous ont parfois sorti de la mouise. Vous auriez du voir ça, un colosse d’un mètre 90 pour cent dix kilos, perdu entre deux gueulards capable d’envoyer cent cinquante couvert en un coup de feu. J’ai jamais rien vécu d’aussi éprouvant.
C’est très important pour moi de témoigner de cet univers car je trouve qu’aujourd’hui, les gens n’ont quasiment aucun respect pour ces travailleurs qui sacrifient tout pour quelques dollars. Six jours sur sept, souvent plus de dix heures par jour, parfois entrecoupé par une pause durant laquelle on est juste bon à dormir, et durant laquelle on rêve qu’on fait des tartines… Les mots, les attentions envers les cuisiniers sont très rares, trop rares.
Je travaillais dans de bonnes conditions, dures mais supportables. Vous seriez d’ailleurs très surpris de voir à quel point le corps humain est résistant. Nos facultés d’apprentissage sont également impressionnantes : mémoire, organisation, dextérité. C’est une excellente « école », elle m’a beaucoup apporté.
Le plus éprouvant pour moi furent les relations humaines. Depuis mon enfance, j’ai pris l’habitude de désamorcer par le rire les situations de conflits. Je pensais pouvoir tout endurer mais un jour j’ai compris que j’avançais vers un point que j’étais sur le point de franchir. A la fin, je rêvais la nuit que je jetais les plats au travers du passe plat. La situation s’était renversée, je n’en tirais plus rien. J’ai donc renoncé à travailler plus longtemps dans ce monde là.
Qui plus est, il y avait la thèse, et à ce rythme là, il m’aurait fallu quinze ans pour la réaliser. Aujourd’hui, vu que j’ai tout lâche, il me faut comprendre et revenir sur mes pas. L’abandon des cuisines, au-delà du rythme de travail, fut également motivé par les relations avec les collègues.