Passer plus de dix heures par jour dans un espace réduit à une dizaine de mètre carrés, équipé de machines faisant monter la température ambiante de 15 degrés Celsius, avec un, deux, voire trois hommes complètement surchauffés, est un exercice, vous vous en doutez bien, agréable et qui inévitablement développera votre sens du Zen.
Eh bien, imaginez maintenant que je sois le génie des cuisines, et que je vous donne la possibilité de faire un vœu ! Un seul vœu. Votre réponse sera, non pas de transformer les cuisiniers en gentilles cuisinières car de toute façon elles deviendraient hystériques au bout de 15 minutes, ni même d’obtenir une chambre froide ou des frigos qui refroidissent, vraiment je veux dire, votre vœu le plus cher ce sera : un passe plat !
Pour milles raisons. La première : les allées venues des serveuses seront désormais limités aux seuls bons de commandes (les fameux bons). Quand vous êtes trois dans dix mètres carrés, c’est appréciable. La seconde, last but not least : c’est tout votre univers qui respire, vous avez désormais une fenêtre sur le moooonde, petite certes, mais c’est une ouverture sur l’ extérieur. Car oui ! en dehors de votre trou à rat, il y a des gens qui vivent et devinez quoi! Oui, ce sont eux qui viennent pour manger ce que vous préparez. Oui ! Vous allez enfin pouvoir les apercevoir, les épier, surveiller leurs réactions du coin de l’œil. Quoi ? ça vous mets la pression, vous vous sentez surveillé, mais nooon, vous n’avez pas compris ? Ils viennent pour MANGER; ils n’en ont rien à carrer de vos tronches de malfrats malodorants; ce qui compte pour eux, c’est ce qu’ils ont dans leur assiette et le temps que cela va prendre entre le moment où ils auront commandé et le moment où la gentille serveuse leur amènera le tout sur un plateau.
Vous êtes libre bon dieu ! Enfin non… vous êtes… un peu comme dieu en fait, vous regardez les gens sans qu’ils vous voient. Vous avez tous les pouvoirs sur eux…enfin surtout celui de recommencer et de fermer votre gueule quand ils ne sont pas satisfaits de votre œuvre. Ce qui par rapport à Dieu est un inconvénient je vous l’accorde mais ne me faites pas dévier…
Le passe-plat est votre trou noir de l’espace. Il a le pouvoir d’arrêter le temps. Il englouti vos créations les unes après les autres, comme un gros glouton. Bien sûr je vous vois venir, eh oui puisque je suis derrière le passe plat, vous vous dites que le passe plat ne fonctionne bien que si les serveuses font correctement leur job. Et… vous n’avez pas tord !
C’est vrai, les serveuses sont les archanges des cuisines. Ceux sont elles qui relient le commun des mortels aux dieux que vous êtes. Ceux sont elles qui vous délivrent les messages, dits « bons ». Ceux sont elles qui portent, bras tendus vers les cieux, vos œuvres, que dis-je, vos hors d’œuvres. Ceux sont elles qui tel l’archange Lucifer, le porteur de lumière… vous trahissent et vous pourrissent le service en un claquement de porte battante, en un « bon » incompréhensible et/ou illisible, additionné d’un « ta gueule connard ». C’est pourquoi il faut les chérir, et ne pas trop les insulter à travers le passe plat.
Car oui, si le passe plat est une échauguette par laquelle vous pouvez lancer vos flèches sans jamais être touché, c’est aussi une terrible béance dans laquelle vos propos, pas toujours aimables, trouvent un chemin pour le monde extérieur. Ils pourraient vous nuire car il faut bien reconnaître que le client n’est pas toujours ravi, lorsque seul dans le restau, il vient à discerner un vague « Y NOUS FAIT CHIER CE CON » suivi d’un « JE VAIS TOUT LUI METTRE DANS LA GUEULE A CETTE … ».
Le cuisinier que j’étais, avait un don pour la formule. Un héritage de mon court séjour en management sans doute. Je voudrais conclure l’épisode passe-plat par un proverbe de celui qui, n’ayons pas peur des mots, était mon guide non spirituel dans cet univers de brute :